dimanche 10 février 2013

Il y a 50 ans : la lettre de Mgr Lefebvre sur la soutane

Élu supérieur général des Pères du Saint-Esprit le 26 juillet 1962, Mgr Lefebvre amorça dès les premiers mois de son mandat une réforme de sa congrégation pour réinsuffler un véritable esprit sacerdotal. Il prévoyait notamment de réorganiser les séminaires et la formation des futurs prêtres. Mais l’ouverture, moins de trois mois après, le 11 octobre, du concile Vatican II, avait fait souffler sur l’Église un véritable vent de nouveautés qui consistait à bouleverser en profondeur tous les domaines : dogme, hiérarchie, communautés religieuses, missions, action sociale, liturgie, chant, habillement, etc : tous les secteurs étaient touchés. Ainsi, avant même que le Concile ait statué, son esprit l’avait précédé et des initiatives avaient conduit en quelques semaines les épiscopats et parfois les prêtres de leur propre chef à retourner les autels, à reléguer les statues, à abandonner les ornements et notamment la soutane. Celle-ci disparaissait peu à peu au sein de la Congrégation du Saint-Esprit. Son nouveau supérieur général n’en faisait pas une fin en soi, il avait d’ailleurs envisagé avant le Concile qu’on puisse étudier la question du clergyman. Mais, rapidement, il se rendit compte que la réclamation du bouleversement du costume religieux consistait à faire disparaître la distinction entre les prêtres et les fidèles. Aussi est-ce dans ce contexte frénétique que Mgr Marcel Lefebvre rédigea à l’attention des deux mille membres de sa congrégation cette lettre pour que pères et frères du Saint-Esprit retrouve l’habit qui les séparait du monde pour les vouer tout entier à Dieu.
Mes chers confrères,
 

Les mesures prises par un certain nombre d’évêques dans différents pays au sujet de la tenue ecclésiastique méritent qu’on y réfléchisse puisqu’elles peuvent avoir des conséquences qui ne nous sont pas indifférentes.
En soi le port de la soutane ou du clergyman n’a de signification que dans la mesure où cet habit marque une distinction d’avec l’habit laïque. Ce n’est pas d’abord une question de décence. Au plus, le gilet montant du clergyman manifeste une certaine austérité et discrétion ; à plus forte raison la soutane.
Il s’agit donc davantage d’une désignation du clerc ou du religieux par son habit. Il va de soi que cette désignation aille dans le sens de la modestie, de la discrétion, de la pauvreté, et non dans le sens opposé. Il est évident que le particularisme de l’habit doit porter au respect, et faire penser au détachement des vanités de ce monde.
Mgr Lefebvre entouré de Spiritains du Brésil - 1966
Il est bon d’insister surtout sur la première qualité qui est la spécification du clerc, du prêtre ou du religieux, au même titre que le militaire, l’agent de police ou de circulation. Cette idée se manifeste dans toutes les religions. Le chef religieux est facilement reconnaissable par sa tenue, souvent par ses accompagnateurs. Le peuple fidèle attache une grande importance à ces marques distinctives. On a tôt fait de distinguer un chef musulman. Les marques distinctives sont multiples : les habits de qualité, les anneaux, les colliers, l’entourage montrent qu’il s’agit d’une personne particulièrement honorée et respectée. Il en est de même dans la religion bouddhiste, et dans tout l’Orient chrétien, catholique ou non.
Le sentiment très légitime du peuple fidèle est surtout le respect du sacré et de plus le désir de recevoir les bénédictions du ciel, en toute occasion légitime, de la part de ceux qui en sont les ministres.
En fait, le clergyman semblait jusqu’à présent être la tenue qui désignait une personne consacrée à Dieu, mais avec le minimum de signe apparent, surtout dans les pays où la veste correspond exactement au veston du laïc. Dans un pays comme le Portugal et il y a peu de temps encore en Allemagne, la veste est longue et descend jusqu’aux genoux.
Les prêtres habitués dans ces pays à porter le clergyman le considèrent comme un habit de sortie et non comme un habit d’intérieur. Souvent, d’ailleurs, ce costume à l’extérieur a été rendu obligatoire par des lois de l’État, contre le catholicisme romain, ce qui explique le désir de reprendre la soutane dès qu’on se trouve dans l’intérieur des locaux ecclésiastiques : presbytères et églises.
Il y a donc très loin de l’esprit dans lequel est porté le clergyman dans ces pays à l’esprit que l’on constate chez certains prêtres vis-à-vis de l’habit ecclésiastique.
Il faut lire les considérants donnés par les évêques, pour bien situer le sens de la mesure prise.
C’est en effet devant le fait du port de l’habit laïque sans plus aucune distinction particulière de l’état clérical et afin de l’interdire plus sûrement qu’ils ont concédé l’autorisation du port du clergyman, sans aucun encouragement, et à plus forte raison, sans aucune obligation.
Or, il faut constater que depuis ces ordonnances le port de l’habit laïque a énormément progressé partout, même là où il n’existait pas. Pratiquement, la mesure prise dans beaucoup de diocèses a été l’occasion d’abandonner tout signe distinctif de la cléricature. Les ordonnances ont été complètement dépassées. Et il n’est pas question de soutane au presbytère ni souvent même de soutanelle à la paroisse. Il est donc important de nous poser la question suivante : oui ou non est-il souhaitable que le prêtre soit distingué, reconnu parmi les fidèles et les laïcs, ou au contraire est-il aujourd’hui désirable en vue de l’efficacité de l’apostolat que le prêtre ne se distingue plus des laïcs ?
À cette question, nous répondrons par la conception du prêtre d’après Notre Seigneur et les Apôtres, en considérant les motifs apportés par l’Évangile, afin de savoir s’ils sont encore valables aujourd’hui.
Dans saint Jean, chap. XV, en particulier le v. 19 : « Si de mundo fuissetis, munus quod suum erat diligeret, quia vero DE MUNDO NON ESTIS, sed ego ELEGI VOBIS DE MUNDO, propterea odit vos mundus… Si vous étiez du monde, le monde aimerait son bien ; mais parce que vous n’êtes pas du monde, puisque mon choix vous a tiré du monde, le monde vous hait » ; v. 21 : « Nesciunt eum qui misit me… « Ils ne connaissent pas celui qui m’a envoyé », v. 27: « Et vos testimonium perhibebitis quia ab initio mecum estis…  et vous aussi, vous témoignerez, parce que vous êtes avec moi depuis le commencement ».
Dans saint Paul aux Hébreux, chap. V, v. 1 : « Omnis namque pontifex ex hominibus ASSUMPTUS pro hominibus constituitur in iis qui sunt ad Deum… tout grand prêtre, en effet, pris d’entre les hommes, est établi pour intervenir en faveur des hommes dans leurs relations avec Dieu ».

Il est clair que le prêtre est un homme qui est choisi et distingué des autres. De Notre Seigneur, saint Paul (Héb. chap. VII, v. 26) dit qu’il est « segregatus a peccatoribus… séparé des pécheurs ». Ainsi doit être le prêtre qui a fait de la part de Dieu l’objet d’un choix particulier.

Il faudrait ajouter à cette première considération celle du témoignage de Dieu, de Notre Seigneur, que doit rendre le prêtre vis-à-vis du monde. « Et eritis mihi testes… vous serez alors mes témoins » (Actes, chap. I, v. 8). Le témoignage est une notion qui vient souvent sur les lèvres de Notre Seigneur. Comme Lui témoigne de son Père, nous aussi nous devons témoigner de Lui.

Ce témoignage doit être vu et entendu sans difficulté de la part de tous. « On ne met pas la lumière sous le boisseau, mais sur le chandelier, afin qu’elle procure la lumière à tous » (Math., chap. V, v.15).

La soutane du prêtre procure ces deux fins d’une manière claire et sans équivoque : le prêtre est dans le monde sans être du monde, il s’en distingue tout en y vivant, et il est aussi protégé du mal. « Je ne demande pas que vous les enleviez du monde mais que vous LES PRÉSERVIEZ DU MAL, car ils ne sont pas du monde, comme moi je n’en suis pas non plus (Jean, chap. XVII, v. 15-16).
Le témoignage de la parole, qui est certes plus essentiel au prêtre que le témoignage de l’habit, est cependant grandement facilité par la manifestation très nette du sacerdoce qu’est le port de la soutane.

Le clergyman, encore que suffisant, est cependant déjà plus équivoque. Il n’indique pas clairement le prêtre catholique.

Quant à l’habit laïque, il supprime toute distinction et rend le témoignage beaucoup plus difficile, ainsi que la préservation du mal moins efficace. Cette disparition de tout témoignage par le costume apparaît clairement comme un manque de foi dans le sacerdoce, une mésestime du sens religieux chez le prochain et au surplus une lâcheté, un manque de courage dans les convictions.

Un manque de foi dans le sacerdoce.

Depuis bientôt cent ans les papes ne cessent de déplorer la laïcisation progressive des sociétés. Le modernisme, le sillonisme ont diffusé les erreurs concernant les devoirs des sociétés civiles vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis de l’Église.
La séparation de l’Église et de l’État, acceptée, estimée parfois comme le meilleur statut, a fait pénétrer peu à peu l’athéisme dans tous les domaines de l’activité de l’État et en particulier dans les écoles. Cette influence délétère continue, et il nous faut bien constater que bon nombre de catholiques et même de prêtres n’ont plus une idée exacte de la place de la religion et de la religion catholique dans la société civile et en toutes ses activités. Le laïcisme a tout envahi, même nos écoles libres et nos petits séminaires. La pratique religieuse diminue nettement dans ces institutions. On y communie de moins en moins.
Le prêtre qui vit dans une société de ce genre a l’impression grandissante d’être étranger à cette société, puis d’être gênant, d’être le témoin d’un passé périmé et définitivement révolu. Sa présence est tolérée. C’est du moins une impression fréquente chez les jeunes prêtres. D’où ce désir de s’aligner sur le monde laïcisé, déchristianisé, qui se traduit aujourd’hui par l’abandon de la soutane.
Ces prêtres n’ont plus la notion exacte de la place du prêtre dans le monde et vis-à-vis du monde. Ils ont peu voyagé et jugent superficiellement de ces notions. S’ils étaient demeurés quelque temps dans des pays moins athées, ils eussent été édifiés en constatant que la foi dans le sacerdoce est encore, grâce à Dieu, très vive dans la plupart des pays du monde.

Une mésestime du sens religieux du prochain.

La laïcité, disons l’athéisme officiel, a du même coup supprimé dans beaucoup de relations sociales les sujets de conversation concernant la religion. La religion est devenue très personnelle. Et un faux respect humain l’a reléguée au rang des affaires personnelles, des affaires de conscience. Il existe donc dans tout le milieu humain ainsi laïcisé une fausse honte, qui a pour conséquence de fuir ce sujet de conversation.
C’est pourquoi l’on suppose gratuitement que ceux qui nous entourent dans les relations d’affaires ou relations fortuites sont areligieux.
Or s’il est vrai, hélas, que beaucoup de personnes dans certains pays ignorent tout de la religion, c’est cependant une erreur de penser que ces personnes n’ont plus aucun sentiment religieux et c’est surtout une erreur de croire que tous les pays du monde se ressemblent sous cet aspect.
Là encore les voyages nous apprennent beaucoup de choses et nous montrent que les hommes en général sont encore, grâce à Dieu, très préoccupés par la question religieuse.
C’est mal connaître l’âme humaine que de la croire indifférente aux choses de l’esprit et au désir des choses célestes. Bien au contraire.
Ces principes sont essentiels dans l’exercice quotidien de l’apostolat.

C’est une lâcheté.

Devant le laïcisme et l’athéisme, s’aligner entièrement c’est capituler et enlever les derniers obstacles à leur extension.
Le prêtre est une prédication vivante par sa soutane, par sa foi. L’absence apparente de tout prêtre, surtout dans une grande ville, est un recul grave de la prédication de l’Évangile. C’est la continuation de l’oeuvre néfaste de la Révolution qui a saccagé les églises, des lois de séparation qui ont chassé les religieux et religieuses, qui a laïcisé les écoles.
C’est renier l’esprit de l’Évangile qui nous a prédit les difficultés venant du monde à l’adresse du prêtre et des disciples de Notre Seigneur.
Ces trois constatations ont de très graves conséquences dans l’âme du prêtre qui se laïcise et elles entraînent vers une rapide laïcisation les âmes des fidèles.
Le prêtre est le sel de la terre. « Si le sel s’affadit, de quelle utilité sera-t-il, sinon être jeté dehors pour être foulé sous les pas des passants ? » (Math. chap. V, v. 13).
Hélas ! N’est-ce pas ce qui guette à tout instant ces prêtres qui ne veulent plus paraître tels. Le monde ne les aimera pas pour autant, mais les méprisera. Les fidèles, eux, seront douloureusement affectés de ne plus savoir à qui ils ont affaire. La soutane était une garantie d’authenticité du sacerdoce catholique.
Il ne s’agit donc pas dans le cas présent, vu le contexte historique, les circonstances, les motifs, les intentions, d’une affaire minime, d’une affaire de mode ecclésiastique, ce qui n’aurait qu’une importance très secondaire. Il s’agit du rôle même du prêtre comme tel dans le monde et vis-à-vis du monde. Et c’est bien de cela qu’entendent juger les prêtres et religieux qui portent l’habit civil malgré les défenses épiscopales. C’est pourquoi la mesure autorisant le clergyman n’a eu aucun effet restrictif vis-à-vis du port de l’habit laïc mais bien au contraire, a pris la signification d’un encouragement à le porter.
Il ne s’agit pas de savoir si le prêtre gardera la soutane, ou s’il portera le clergyman au-dehors et la soutane à l’église et au presbytère ; il s’agit de savoir si le prêtre gardera un habit ecclésiastique ou non.
Pour nous, dans ces conjonctures, nous avons choisi de garder l’habit ecclésiastique, c’est-à-dire la soutane dans nos Provinces où elle a été en usage jusqu’ici et le clergyman dans les Provinces où il est en usage, avec le port de la soutane dans les communautés et à l’église.
Nous disons : « dans les conjonctures », car il va de soi que si des mesures nouvelles étaient prises vis-à-vis du costume ecclésiastique qui sauvegarderaient les deux principes énoncés ci-dessus : la marque extérieure du sacerdoce et le témoignage évangélique et ce d’une manière décente et discrète, mais évidente, nous n’hésiterions pas à les adopter.
Puissent, mes chers confrères, ces quelques considérations nous attacher de toute notre âme à notre sacerdoce et à notre mission en ce monde. Avec Notre Seigneur, puissions-nous dire à la fin de notre vie : « Père, j’ai manifesté votre nom aux hommes que vous m’avez donnés du monde... je vous ai rendu gloire sur la terre, j’ai consommé l’œuvre que vous m’avez donné de faire » (Jean, XVII,6-4).

Mgr Marcel Lefebvre, supérieur général de la Congrégation du Saint-Esprit
Paris, en la fête de Notre-Dame de Lourdes,
le 11 février 1963.

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