On a souvent reproché à Mgr Lefebvre un gouvernement
solitaire. Selon ses proches, il n'aurait pas su mettre suffisamment son
entourage au courant de ses décisions, en posant des choix sans concertation,
en ne prenant pas le temps d’expliquer, en ne recourant que parcimonieusement
aux réunions constituées de ses subalternes. Le Père Augustin Berger, qui l’a
bien connu au Gabon affirme qu’il était « très personnel dans ses
appréciations et décisions[1] ». Mgr Fauret fut
également très proche de Mgr Lefebvre au cours de ces années de mission au
Gabon. Comme lui, spiritain, il enseigna également au Grand Séminaire de
Libreville pour former des prêtres. Devenu quelques années plus tard évêque, il
fut même co-consécrateur lorsque Mgr Lefebvre reçut l’épiscopat des mains du
cardinal Liénart. Quelques décennies plus tard, alors que tous deux avaient participé
au Concile Vatican II, Mgr Fauret reprocha à Mgr Lefebvre ce gouvernement
personnel alors que ce dernier avait élu depuis quelques mois supérieur général.
Cette lettre a été écrite il y a tout juste cinquante ans, jour pour jour[2] :
NN.SS. Marcel Lefebvre 1905 - 1991 et Jean-Baptiste Fauret 1902 - 1984 |
Pointe-Noire, le 16 janvier 1963,
Excellence et Très Révérend Père,
« Très occupé depuis mon retour au
Congo, j’ai laissé passer le nouvel an sans vous écrire, mais non sans penser à
vous devant Dieu surtout. Et en ce jour de la Saint-Marcel, j’ai spécialement
prié pour vous le Cœur Immaculé de Marie et votre saint Patron que l’on fête le
même jour, sans doute par une délicate attention de la Providence pour le
nouveau Supérieur général de la Congrégation du Saint-Esprit et du Saint-Cœur
de Marie.
« Aujourd’hui, m’autorisant des
fraternelles relations du passé et de la respectueuse et filiale affection que
je garde à mon actuel Supérieur général, je me permets de vous écrire sur un
sujet bien particulier.
« Au moins autant que qui que ce
soit, je me suis réjoui de votre nomination à la tête de la Congrégation ;
je souffre d’autant plus d’entendre certaines réflexions vous concernant et de
constater ou du moins de craindre un certain malaise chez plusieurs membres de
la Congrégation, dans leurs relations avec le Supérieur général et préfère, en
toute loyauté et simplicité, vous faire part, à toute fin utile, de ce que j’ai
entendu ou cru comprendre. On vous reproche surtout à tort ou à raison (je n’ai
pas les données ni sans doute les capacités voulues, pour en juger), d’être
trop catégorique dans l’expression de certaines idées à option libre et, par
ailleurs, d’être trop personnel. Je m’explique.
« D’abord, votre prise de position
officielle si tranchée en faveur de Verbe
et de la Cité catholique a gêné beaucoup de confrères vis-à-vis en particulier
des autres évêques ; plusieurs « pères conciliaires » spiritains en arrivaient
même à redouter vos interventions au Concile. S’il vous est toujours permis
d’avoir votre opinion personnelle sur ce sujet comme sur d’autres où aucun
choix n’est imposé, il est regrettable, dit-on, que, du fait que vous êtes
Supérieur général, en vous prononçant officiellement et d’une façon si
catégorique, vous engagiez la Congrégation elle-même.
« Par ailleurs, on dit que, dans
votre façon d’administrer la Congrégation, vous seriez trop personnel.
Autrefois déjà, et j’ai dû vous le dire en son temps, Mgr Tardy qui avait
cependant pour vous beaucoup d’estime (et avec raison) n’avait pas accepté ma
proposition de vous nommer vicaire général (charge incompatible avec celle de
Supérieur religieux que j’étais déjà) prétextant que, avec vous, il ne serait
pas suffisamment au courant de ce qui se projetterait ou se passerait, non
certes par manque de franchise, mais par excès de discrétion ou peut-être de
confiance naturelle en votre jugement.
« Sans doute, doivent être envisagés
bien des changements et des bouleversements qui forcément ne seront pas du gré
de tout le monde mais sont nécessaires pour vivifier et moderniser cette chère
Congrégation ! Autant et plus que quiconque, vous aurez le courage d’agir en
conséquence. Mais, au lieu de prendre les Confrères, Conseillers et autres,
comme des « organismes d’enregistrement », dans le genre de l’actuel Parlement
français, il serait de bonne politique et même peut-être souvent utile de faire
d’abord des propositions et d’écouter les avis des intéressés qui ne
demanderaient plus quelle nouvelle décision va tout d’un coup leur tomber
dessus.
« Voilà tout ce qui me pesait sur le
cœur et dont j’ai préféré vous faire part, en m’excusant d’avoir peut-être
enregistré à la légère (je me fais vieux !) et mal interprété des réflexions
entendues ou lues. Et évidemment je m’en voudrais de vous faire de la peine ou
de couper votre bel élan (je pense qu’il en faut plus que ça pour l’arrêter).
Sans avoir beaucoup de vertu, il m’arrive parfois, et c’est le cas
d’aujourd’hui, d’agir pour des raisons surnaturelles, ce qui ne veut pas dire
sans me tromper.
« Pour être juste, je devrais vous
faire part aussi de toutes les réflexions favorables entendues. Tout le monde
apprécie en particulier votre ardeur au travail, votre courage et cette si
grande amabilité d’accueil qui met à l’aise et rend les contacts si faciles et
si agréables. Mais je m’arrête. »
On note que Mgr Fauret, tout en conservant la charité
exprimée par la délicatesse du ton, l’amitié qui unit ces deux anciens
broussards, et la courtoisie déférente au rang du supérieur général, va droit
au but. Il reproche à Mgr Lefebvre un gouvernement trop personnel et un manque
d’écoute de ses confrères. Mais peut-être est-ce le propre des grands personnages
de savoir avant tout se mettre à l’écoute de Dieu sans tergiverser, à l’instar
de tant d’hommes du XXe siècle qui ne juraient que par la participation, la
fraternité et l’esprit d’assemblée ?
[2] Archives
de la Congrégation du Saint-Esprit – Fonds Lefebvre – 81 . 1a1. Publié dans
Philippe Béguerie, Vers Écône. Mgr Lefebvre et les Pères du Saint-Esprit,
Desclée de Brouwer, 2010, pp. 213-214.
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